Les adolescents que nous accueillons à la MECS (comme, d’ailleurs, de nombreux adolescents non placés) n’acceptent pas facilement de rencontrer un ou une psychologue. Ils peuvent se sentir très vite menacés par toute relation qu’ils ne maîtrisent pas et par toute forme de dépendance qui risquerait de s’y installer. Pour certains d’entre eux, être reçu dans le bureau de la psychologue du service et s’y tenir pour un entretien, ou toute forme d’échange qui pourrait y ressembler, peut être très vite intolérable ; de même que toute situation de face à face est menaçante. Il est également fréquent que je sois conduite à intervenir malgré l’absence de demande formelle, même si de mon point de vue, l’existence d’une demande n’est pas une condition sine qua non de la rencontre clinique.
C’est ainsi que j’ai été amenée à mettre en place, seule et/ou avec des éducateurs- pour certains adolescents accueillis à la MECS, des dispositifs qui tiennent compte de toutes ces contraintes et s’adaptent tant bien que mal et autant que faire se peut à la singularité de chacun. Il peut s’agir d’espaces de parole psycho-éducatif ; de médiations thérapeutiques individuelles ou groupales, etc. L’un des enjeux, mais pas le seul, est de poser les prémisses d’un cadre d’échange qui structure à minima la rencontre clinique. En tout état de cause et en paraphrasant D. Winnicott, « une psychologue en institution éducative qui travaille seule, ça n’existe pas. » Ces dispositifs, notamment ceux à médiation thérapeutique, n’acquièrent une efficience symbolique que si l’institution, au sens large, est favorable à son développement.
Ethan, 16 ans, est un adolescent en proie à une grande souffrance psychique sur fond d’une histoire familiale et infantile faite de traumatismes, d’abandons et de rejets qui ont fragilisé sa construction identitaire. Le parcours de vie de Ethan conjugué au processus adolescent tend à envahir le sentiment de soi, les assises identitaires et, de fait, à désorganiser progressivement le fonctionnement du narcissisme et de l’estime de soi. Sa réponse face au sentiment de son identité menacée, est l’irruption d’épisodes de crises de violences explosives et imprévisibles que Ethan pose dès lors qu’il se retrouve au domicile familial. Dans cet environnement toute rencontre semble impossible : la violence prend la place de la parole et de la pensée.
C’est un jeune homme fermé et à l’expression taciturne que nous recevons en entretien. Si Ethan montre un apparent désir en acceptant les rendez-vous que nous nous fixons à raison d’un tous les quinze jours, le plus souvent il ne les honore pas. Dans ces cas-là, il me prévient, soit directement par téléphone, soit par le biais d’éducateurs et ce quelques minutes avant le début de la séance, pour me dire qu’il ne viendra pas parce que « tout va bien » ou encore « à quoi bon raconter des choses » … Parfois, il débarque cinq minutes avant la fin du temps de séance qui lui était alloué, histoire de vérifier la fiabilité et la stabilité de ma présence. L’entretien en « face à face » ne convient pas à Ethan et provoque manifestement une forte anxiété qu’il peut difficilement contenir. Il verbalise peu et est en proie à une grande nervosité : il fait craquer ses doigts compulsivement, gesticule sur le canapé… Au bout de deux mois et avec beaucoup de prudence, je lui propose une médiation thérapeutique individuelle autour de la photographie.
Mon objectif n’est ni de relater l’histoire du cas lui-même, ni celui du projet éducatif, soutenu conjointement, qui tentera de mener un travail de séparation et retrouvailles avec la famille, régulées par un contrat et des modalités de rencontre (favoriser le travail de séparation/individuation). En allant à l’essentiel dans l’espace forcément réduit d’un tel écrit, je propose de présenter le récit de la rencontre avec Ethan, à travers un objet médiateur à créer, réaliser des photographies, tout en décrivant l’environnement que constitue cet atelier et qui possède son propre style.
Il est fréquent que des soignants, intervenants sociaux, psychologues, éducateurs ou artistes-plasticiens, etc. aient recours aux médiations, en institution, qu’elles soient individuelles ou groupales. Cependant, il y a lieu de distinguer les dispositifs de médiation à création et les dispositifs à médiation thérapeutique. Ces derniers se référent à la psychothérapie psychanalytique, ce à quoi je me réfère également, et sont fondés sur la prise en compte de la dynamique transférentielle par le biais de l’objet médiateur, ainsi que de l’interprétation des processus ou conduites qui sous-tendent cette création. Autrement dit, s’agissant d’une pratique thérapeutique utilisant un objet médiateur, ce qui « soigne » c’est la relation, et ce qu’il s’agit de prendre en compte dans cette relation, c’est la présence de l’objet médiateur en interrogeant les modalités de l’appropriation subjective. Dans ce contexte, nous ne nous centrons pas tant sur les productions que sur le chemin emprunté, c’est à dire que nous sommes amenés à nous interroger sur la manière dont l’adolescent se saisit du support de la médiation et du statut de l’objet « trouvé – créé ».
Dans un premier temps, le cadre matériel du dispositif est construit avec la participation active de Ethan ; ce qui génère discussions et négociations de toutes sortes. Pour que la pratique fonctionne, le dispositif doit être le résultat d’une co-construction entre le sujet, ici Ethan, et le clinicien. Au final, nous nous arrêtons sur cinq ateliers, autour de « promenades photo », d’une durée d’une heure-trente, à raison d’une par semaine, même heure, même jour. La durée de cet atelier est brève ; ce qui importe, c’est qu’à l’intérieur du dispositif délimité par cet « espace-temps » s’engage « une expérience qui se définit par son unité et son unicité » (B. Chouvier, 2016). L’espace, le rythme, la régularité, la continuité, toutes ces caractéristiques propres au dispositif instaurent un cadre sécurisant et stable, mais ne peuvent à elles seules définir le cadre thérapeutique. Le cadre est également défini par la faculté du clinicien de le rendre contenant, de le porter physiquement et psychiquement, de le maintenir et le rendre vivant c’est à dire de proposer une matière, un objet médiateur, capable de susciter envie et désir.
Proposer un travail photographique à un adolescent amène à un travail autour de la représentation de soi, la vision du monde qu’il organise étant intimement liées à son propre regard sur lui. Dans ce dispositif, une des dimensions thérapeutiques du cadre, s’exprime à travers l’offre faite à Ethan c’est à dire la possibilité d’un regard sur soi médiatisé par le regard d’un autre sur soi dans la rencontre avec un objet médiateur partageable.
Au cours de nos promenades à l’extérieur, Ethan réalise les photos de son choix ; tout au long du processus créateur, ce qui compte alors, c’est d’accompagner sans jamais se substituer. Cependant, il est invité à se mettre à l’écoute de la lumière ambiante, à en mesurer les possibilités, et la façon dont elle révèle la présence des objets alentours. Entre le sujet et l’objet, s’établit une mise en relation engendrée par tel regard posé, à tel moment. Dans l’acte de photographier quelque chose se passe, qui saisit et que l’on saisit. L’objet médiateur, créé de toute pièce ici, au sein d’une relation thérapeutique duelle, ouvre « l’aire potentielle du jeu », telle que l’a définie D. Winnicott. Dans nos déambulations communes, en « côte à côte », le mouvement engendré par la marche et le partage d’un objet médiateur favorisent l’expression de soi constituée d’une multitude d’échange sur le sens que prennent les choses, sur ce que nous sommes en train de vivre… mais aussi de silence, de distance et de rêverie personnelle.
Ethan a investi le dispositif à médiation et s’est montré très différent. Est-ce dû à l’objet médiateur ? Il est difficile de répondre, compte tenu de la durée de cette expérience. J’avancerai tout de même l’hypothèse que ce dispositif, tel qu’il a été pensé pour et avec Ethan, a constitué pour lui une expérience inaugurale où il s’est vu accéder de façon très modeste et inconsciente au rang de sujet ; lui qui a fait trop souvent l’expérience que sa parole n’était pas entendue et même qu’elle pouvait se retourner contre lui. Là où rien ne pouvait sortir d’une subjectivité bloquée, l’objet médiateur à créer, permettra successivement d’ouvrir une première voie à la rencontre et à la relance du travail de symbolisation.
Béatrice Bernier, psychologue